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dicenda tacenda locutus

littérature · religion · philosophie

Aurait-on pu donner autre chose à boire que du vinaigre au Christ en croix ?

Durant sa Passion, le Christ subit de nombreux outrages. Tour à tour battu, fouetté, insulté, il n’obtient sur la Croix qu’une maigre consolation lorsqu’il demande à boire, puisqu’un soldat l’abreuve de vinaigre. Matthieu (27, 48), Marc (15, 36), Luc (23, 36) et Jean (18, 29) signalent en effet tous la présence d’une « éponge » (spongia / σπόγγος) imbibée de vinaigre (acetum / ὄξος) que le soldat présente aux lèvres du Christ, alors que la foule se moque de Jésus en l’invitant à se sauver lui-même. Il paraît donc naturel, à l’écoute de ce récit, de considérer que le soldat agit ici par cruauté.

J’ai été étonnée de découvrir qu’il s’agissait sans doute d’un contresens, en apprenant que les soldats de l’armée romaine, de même que le bas peuple, consommaient régulièrement une boisson appelée posca, composée d’un mélange de mauvais vin et d’eau, aux vertus désaltérantes et désinfectantes[1]. Faudrait-il voir dans le geste du soldat, en dépit du contexte hostile dépeint par les évangélistes, la marque d’une compassion ? Cette interprétation serait d’autant plus acceptable que Matthieu signale que les soldats proposent un « vin mêlé de fiel » (uinum cum felle mixtum / οἶνον μετὰ χολῆς μεμιγμένον, 27, 34) à Jésus juste avant de le crucifier. Encore une fois, l’image paraît cruelle, sauf si l’on sait que le terme de fel peut désigner, à Rome, le lait de pavot dérivé de l’opium[2]. La substance devient un « vin mêlé de myrrhe » chez Marc (myrrhatum uinum / ἐσμυρνισμένον οἶνον, 15, 23) mais garde les mêmes propriétés. Les soldats offriraient ainsi un sédatif au condamné, qui le refuse pour vivre sa Passion.

La boisson vinaigrée, ou posca du soldat, serait-elle alors vraiment une tentative pour alléger les souffrances du Christ ? C’est l’idée que j’avais retenue, à la lumière des remarques qui précèdent. Et pourtant, un élément est venu bousculer cette jeune certitude. Dans le Psaume 68 en effet, qui décrit la plainte du croyant mourant envers son Dieu, le verset 22 déclare :

 

« À mon pain, ils ont mêlé du poison ; quand j'avais soif, ils m'ont donné du vinaigre. »

וַיִּתְּנוּ בְּבָרוּתִי רֹאשׁ; וְלִצְמָאִי, יַשְׁקוּנִי חֹמֶץ

Καὶ ἔδωκαν εἰς τὸ βρῶμα μου χολὴν καὶ εἰς τὴν δίψαν μου ἐπότισάν με ὄξος

Et dederunt in escam meam fel et in siti mea potauerunt me aceto

 

Si l’hébreu me demeure malheureusement étranger, je remarque que les traductions de la Septante et de la Vulgate mobilisent les mêmes termes que les évangélistes, à savoir fel et χολὴ pour le fiel (parfois traduit par poison), et acetum ou ὄξος pour le vinaigre. Ces indices ne sont qu’un des nombreux traits qui permettent de rapprocher ce psaume de l’épreuve vécue par le Christ. Il semble par exemple apparaître chez Jean (2, 22) pour annoncer la Passion[3].

Or le propos du psalmiste s’insère dans un contexte évident de lamentation : le chant égrène les insultes, les outrages et les menaces. Le fiel et le vinaigre ne peuvent pas jouer ici un quelconque rôle de consolation. Pourtant, le psaume est composé bien en amont de la conquête romaine… Quel rôle attribuer à ce don du vinaigre ? Faut-il le considérer comme un outrage de plus fait au Christ, comme le suggèrent les évangiles et le psaume, ou bien comme un geste de compassion mal interprété en raison d’une différence culturelle entre les Juifs et les Romains ?

Pour trouver une solution satisfaisante à ce problème, je me suis tournée vers la symbolique du vin et du vinaigre dans la Bible. Vaste sujet que je suis loin d’avoir épuisé, mais quelques pistes intéressantes se sont dégagées. J’ai choisi deux épisodes célèbres qui font intervenir le vin comme objet central : la Cène et les noces de Cana.

Commençons par la Cène. Durant son dernier repas, le Christ s’identifie explicitement à l’alimentation la plus élémentaire des hommes, à savoir le pain et le vin, aliments de la fameuse « triade méditerranéenne »[4]. Il évoque en particulier le « fruit de la vigne » (de hoc genimine uitis / τοῦ γενήματος τῆς ἀμπέλου chez Mt 26, 29 ; Mc 14, 22-25 ; de generatione uitis chez Lc 22, 17-18) qu’il associe directement à son sang chez Matthieu (hic est enim sanguis meus / τοῦτο γάρ ἐστιν τὸ αἷμά μου, « car ceci est mon sang » Mt 26, 28). Le vin paraît donc évoqué dans le cadre de l’annonce du Sacrifice. C'est lui qui sera versé pendant la Passion, et non le vinaigre… 

L’épisode des noces de Cana place de la même façon le Christ dans le rôle de celui qui fournit le bon vin. Le récit n’apparaît que chez Jean (chapitre 2). Alors que Jésus et sa mère sont invités à une noce, le vin vient à manquer et Jésus transforme l’eau à disposition en un vin excellent. Le détail qui m’intéresse est précisément celui-ci : le maître de cérémonie, en goûtant le breuvage, convoque le marié pour s’étonner du fait qu’il serve le meilleur vin à la fin de la fête, alors que la tradition serait de l’offrir au début (2, 9-10). Le maître l’ignore, mais ce vin ne provient pas des réserves du marié, mais bien du Christ.

Dans ces deux épisodes, la situation semble totalement inversée par rapport à la Passion : alors que les hommes sont seulement capables de fournir au Christ un vin tourné adouci avec de l’eau, Jésus change quant à lui l’eau dans le meilleur des vins qui soient. On pourrait croiser ces scènes avec un autre passage de l’évangile de Jean qui traite de la soif, à savoir la rencontre entre Jésus et la Samaritaine. Jésus, qui traverse la Samarie, s’arrête auprès du puits de Jacob et demande de l’eau à une femme qui y puise. Devant l’étonnement de cette dernière, qui n’est pas habituée à commercer avec des Juifs, Jésus lui déclare qu’il est le seul à pouvoir offrir « l’eau vive ». Lorsqu’elle l’interroge sur cette eau mystérieuse, le Christ lui répond :

 

« 13 […] Quiconque boit de cette eau [du puits] aura de nouveau soif ; 14 mais celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle. »

 

Comme durant la Cène et à Cana, Jésus s’affirme ici en position d’offrir la meilleure boisson possible à celui qu’il a en face de lui. Comme durant la Cène et les noces de Cana, ce breuvage est présenté comme provenant de lui-même. On peut comprendre sans peine qu’il s’agit du sang qu’il s’apprête à verser, ce vin qu’il consacre et qu’il peut faire naître d’une jarre d’eau pure. La suite immédiate des noces de Cana confirme d’ailleurs cette mission sacrificielle du Christ, dans la mesure où elle annonce explicitement sa mort et sa résurrection. À l’issue de la fête, Jésus se rend en effet à Jérusalem car la Pâque juive approche, et annonce dans le Temple qu’il pourra relever ce sanctuaire en trois jours si ce dernier est détruit. Jean insiste particulièrement sur cette déclaration au point d’en faire le fondement de la foi des disciples en la Résurrection, à en croire le verset 22 :

 

« Aussi, quand il se réveilla d’entre les morts, ses disciples se rappelèrent qu’il avait dit cela ; ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite. » 

 

À Cana, le Christ prodigue son vin avant d’évoquer ensuite sa mort et sa victoire sur elle, de même que durant la Cène, il consacre son sang avant de souffrir sa Passion. Le fait que le Christ offre son vin paraît ainsi lié au fait qu’il va mourir pour les hommes.

Revenons à notre histoire de vinaigre. À supposer que les soldats de la Passion soient compatissants, ils demeurent incapables de fournir autre chose que du vinaigre à Jésus. Je ne peux m’empêcher d’y voir la marque du péché : le pécheur, même avec la meilleure volonté du monde, ne peut présenter au Christ assoiffé (Jn 19, 28 sitio / διψῶ, « j’ai soif ») qu’une boisson amère, car seul Jésus peut offrir le bon vin, la boisson suprême qui désaltère à jamais. La question de savoir si le don du vinaigre part d’une bonne ou d’une mauvaise intention me paraît ainsi assez indifférente : l’offrande des hommes au Christ demeure toujours en-deçà de ce que le Christ leur offre. Pécheurs, ils ne sont capables que d’un don imparfait. Le fait que les hommes n’offrent que du vinaigre pourrait ainsi témoigner de leur péché et par là de leur besoin d’être sauvés par le « bon vin » qui seul pourra les désaltérer.

Le vinaigre manifesterait la nécessité du Salut par le Christ, nécessité dont Jésus lui-même paraît conscient. Avant sa Passion, il évoque en effet à plusieurs reprises le fait de devoir boire une coupe (transfer calicem istum a me / παρένεγκε τοῦτο τὸ ποτὴριον ἀπ᾽ἐμοῦ, « éloigne de moi cette coupe », Lc 22, 42 ; calicem, quem dedit mihi Pater / τὸ ποτήριον δέδωκέν μοι Πατὴρ, « la coupe que m’a donnée le Père » Jn 18, 11) dont nous comprenons qu’elle sera emplie d’une boisson amère. Car il a pris soin de préciser au moment de la Cène qu’il « ne boira plus du fruit de la vigne » avant d’être revenu (Mt 26, 29 ; Mc 14, 22-25 ; Lc 22, 17-18), tandis qu’il annonçait déjà aux disciples, chez Jean, être lui-même cette vigne dont le Père est le vigneron (Jn 15, 1-2 et 5).

Il me semble que la Passion selon saint Jean confirme ce symbole du vinaigre comme marque du péché porté par le Christ. Les versets 28-30 sont éloquents à cet égard : 

« 28 Après cela, sachant que tout, désormais, était achevé pour que l’Écriture s’accomplisse jusqu’au bout, Jésus dit : « J’ai soif. »

29 Il y avait là un récipient plein d’une boisson vinaigrée. On fixa donc une éponge remplie de ce vinaigre à une branche d’hysope, et on l’approcha de sa bouche.

30 Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit : « Tout est accompli. » Puis, inclinant la tête, il remit l’esprit. »

Il est frappant de voir que chez Jean, l’évangéliste de Cana et de la Samaritaine, la dernière action de Jésus avant d’expirer est justement de boire le vinaigre, ce mélange d’eau et de vin au goût de sang. Cet acte sonne comme le couronnement de sa Passion, la confirmation qu’il est venu pour prendre les péchés des hommes et laver leurs fautes. Aurait-on donc pu donner autre chose à boire au Christ que du vinaigre ? Nous, pécheurs, en serions bien incapables. Ce don de la boisson vinaigrée est peut-être aussi l’acte ultime de foi du celui qui reconnaît son impuissance et qui manifeste à son Sauveur la nécessité de Sa tâche. Quoi de plus naturel, dès lors, que jaillisse du flanc percé du Christ « du sang et de l’eau » (Jn 19, 34), preuve de la purification opérée par celui qui offre le bon vin ?

 


[1] C. Badel, « La nourriture romaine au quotidien », dans F. Quellier et J. Cornette (éd.), Histoire de l’alimentation, De la préhistoire à nos jours, Paris, Belin, 2021, p. 265-285, en particulier p. 266-267. Caton l’Ancien ne boit d’ailleurs que de cette concoction lorsqu’il est en campagne militaire (voir Plutarque, Vie de Caton, 1, 10).

[2] https://leg8.fr/alimentation/aux-sources-de-la-posca/

[3] N. Farelly, « Lire le Psaume 69 (68) en Jean 2, 13-22 », Etudes theologiques et religieuses, vol. 86, no 2, 2011, p. 195-207. Pour le débat autour de la valeur messianique de ce psaume, voir par exemple le commentaire de Pascal Denault sur https://www.unherautdansle.net/commentaire-sur-le-psaume-69/

[4] La « triade méditerranéenne » est décrite par C. Renfrew, The Emergence of Civilisation: The Cyclades and the Aegean in the Third Millennium BC, Oxford, David Brown Book Company, 1972, p. 280 : “Greek civilisation, it has been well said, was ultimately dependent economically upon the 'Mediterranean triad’: wheat, the olive and the vine” ou encore F. Braudel, La Méditerranée. L’espace et l’Histoire, Paris, Flammarion, 1985, p. 41 : « En gros, la Méditerranée équilibre sa vie à partir de la triade : l’olivier, la vigne, le blé ». Ici, nous n’avons certes que le pain et le vin, mais ne pourrait-on pas voir l’huile dans le Christ lui-même, « l’oint » ?

 

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